Xan PADRON -TIME LAPSE

Portraits sociologiques de rue

par Emilie Arrago-Boruah , Anthropologue

Dans les oeuvres photographiques de Xan Padrón, la marche urbaine n’est plus seulement une pratique ordinaire de la ville, elle revêt des sens différents selon qu’elle s’effectue sous la pluie, le soleil, en terrain connu, dans l’urgence et le mouvement rapide, en pleine conversation, en bord de mer ou devant un mur végétal. En choisissant pour décor, un arrière-plan fixe au coeur d’une des nombreuses villes du monde qu’il a arpenté, ce grand photographe de rue d’origine espagnole, installé à New York, perpétue l’intérêt des anthropologues pour la marche qui engage non seulement le corps, mais aussi un état d’espri tet une perception que l’on se fait de la ville. Pour ce faire, il nous offre une série appelée Time Lapse à travers laquelle il relate avec esthétisme et un certain humour du détail des expériences piétonnières singulières. On voit d’emblée à travers le titre de son exposition à quel point l’artiste associe son amour du mouvement et du rythme – il est aussi musicien – aux techniques artistiques. Littéralement, le Time Lapse est une technique qui permet de révéler des actions et des mouvements difficilement observables à vitesse réelle. Les déplacements des piétons en milieu urbain sont donc un terrain d’exploration favorable à cette technique. Encore fallait-il le regard discret et les compositions de Xan Padrón pour donner du sens à ce fait urbain dont il a saisi, comme dirait Marcel Mauss, les mouvements du corps entier quand il n’est pas au repos. Mauss est le premier à parler de la marche comme un acte acquis et appris. Tâchons ici, en quelques lignes, de dresser les principaux atouts de ce travail photographique pour un anthropologue, mais aussi pour tous les visiteurs de l’exposition qui ne verront plus la marche comme un simple fait naturel dénué de son contexte, mais plutôt comme un fait social de la mobilité urbaine.

Commençons par évoquer la façon dont les piétons entretiennent un rapport charnel à la ville en comparant deux compositions (Calle Cristo, Trinidad, Cuba & 8th Avenue, NYC). Le photographe illustre les mots de David Le Breton lorsqu’il écrit dans son ouvrage Eloge de la marche (2000) que « l’expérience de la pluie est une expérience du corps. Les gouttes frappent le visage, mouillent les cheveux, les chaussures. Elles font frissonner ou rafraîchissent,glacent parfois le passant surpris ». C’est justement ce qui apparaît ce jour de pluie sur la Huitème Avenue de l'arrondissement de Manhattan à New York. Les passants sont tous engouffrés pour se protéger des gouttes, la tête recroquevillée et le regard bas. Rien à voir devant soi. Juste un instinct de protection qui se conjugue à une marche prudente. Mais le génie comparatif de Xan Padrón est d’aller littéralement plus loin, jusqu’à Cuba pour nous montrer que toutes variations météorologiques modifient la posture des corps et le rythme de la marche.Sur la Calle Cristo, à Trinidad, les parapluies sont aussi de sortie, mais on se protège cette fois de la chaleur que l’on devine par les ombres des piétons sur le sol. Et là aussi, une certaine lenteur de la marche s’explique par la chaleur qui s’abat sur ce mur décrépi par le soleil tels une vague et un décor estival.

Calle Cristo, Trinidad, Cuba (detail). 8th Avenue, NYC, (detail)

La ville et plus précisément ses quartiers existent par ailleurs toujours à travers les usages qu’en font les passants. Xan Padrón immortalise ainsi quelques figures caractéristiques : les coureurs de Chelsea Piers que rien n’arrête, le corps fin, sculpté par une tenue de sport moulante ; les amoureux qui ne font qu’un ici ou là, les accros de la mode qui flânent avec des tonnes de sacs ; les parents qui prennent soin de leur enfant, les promeneurs de chiens, mais surtout l’Homme moderne. Ce dernier devient le principal acteur de son propre mouvement, dans un monde presque clos lorsqu’il s’éloigne des bruits incessants de la ville par ses écouteurs ou encore la conversation qu’il entretient grâce à son téléphone portable . Toutes les œuvres de ce photographe sont de véritables portraits de rue du monde contemporain, parsemés de « petits faits » dont les anthropologues sont à l’affût. Les cyclistes sont également fréquents, sans compter les trottinettes qui se mélangent aux piétons et donnent encore plus de mobilité urbaine. Parfois, ce qui importe davantage aux murs de l’arrière-plan, c’est précisément la marche rapide et le mouvement des jambes. À l’inverse, quand c’est l’arrière-plan qui prédomine (bord de mer ou mur végétal), les piétons ralentissent, ils ne courent plus, ils se parlent, vont à la pêche, flânent.

Time Lapse Chelsea Piers Time Lapse Coney Island, NY

C’est évident, l’objectif de ce photographe est de nous montrer l’âme de chaque ville à travers ses piétons. Mais doit-on comme il y a encore un siècle y voir le reflet d’une diversité culturelle. Oui et non. Nous vivons à l’ère de la globalisation et même si les façons de marcher diffèrent encore d’une société à une autre comme l’exposaient les premiers anthropologues, la diversité (religieuse par exemple ou vestimentaire) est interne à chacune de ses compositions, elle ne relève pas du comparatisme entre telle ville et telle autre. Néanmoins, le travail de Xan Padrón est parfois contradictoire à ce sujet et c’est tant mieux. Les fêtes et les façons de se déguiser relèvent de l’exception et donc de la singularité, comme en témoigne la composition sur Halloween. En revanche, quand vient l’épisode planétaire de la Covid-19, on se souvient tous des moments où nous sortions masqués comme en témoigne cet épisode sur la Calle Serrano à Madrid. Non seulement chacun peut se retrouver à travers ces marches aux quatre coins de monde, mais surtout parce que la mode vestimentaire qui apparaît sur ces clichés est devenue globale. C’est donc à travers l’analyse du langage du corps qu’il faut apprécier ce travail même si certaines compositions sont un hommage à la citoyenneté américaine (We the People) ou à certaines communautés minoritaires (Baker's Global Rainbow).

Emilie Arrago-Boruah

Anthropologue et chargée de cours, Université de Bordeaux et ILARA-EPHE

Juin 2024

Time Lapse Halloween, West Village, NYC

Time Lapse TimCalle Serrano, Madrid

Time Lapse We The People

Time lapse, Baker's Global Rainbow

Pour la première fois, l’artiste espagnol basé à New York exposera sa série Time Lapse en France. Internationalement reconnu pour la qualité de ses travaux photographiques qui explorent et retracent la vie dans les villes du monde entier, ses compositions constituent des portraits urbains à un moment donné, comme un instantané. La galerie proposera entre autres les Time Lapse les plus récents.

Vernissage : Jeudi 13 Juin 17.00-21.00

Nocturnes : Jeudi 21 juin et 27 juin jusqu’à 21.00

Horaires réguliers : Mercredi au samedi 13.00- 18.00

Jusqu’au 31 Juillet 2024

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